s-603
| je ne vois pas pourquoi j'aurais fait exception à cette règle. |
s-604
| et est-ce que c'est avec ces yeux, si vous voulez dire que je sais regarder ? |
s-605
| je crois que je sais regarder. |
s-606
| mais je crois que j'ai toujours, oui, eu, eu cette, cette, disons, cette faculté. |
s-607
| ce qui vous a toujours intéressée, c'était chez les gens le mécanisme de la carrière, et la personnalité aussi. |
s-608
| le mécanisme tout simplement, pas spécialement de la carrière. |
s-609
| j'aime bien comprendre comment ça marche les autres. |
s-610
| ça, c'est, euh… |
s-611
| bon, je l'ai toujours eu, je crois. |
s-612
| par conséquent, j'ai eu envie de savoir un petit peu mieux comment ça marchait. |
s-613
| et puis je suis toujours étonnée, maintenant, plus. |
s-614
| et je précise d'ailleurs que quand Marcel Achard a écrit ce texte, il y avait déjà presque dix-sept ans. |
s-615
| et, mais ensuite, j'ai toujours été étonnée de voir que les gens ne voyaient pas des choses qui me paraissaient évidentes dans le comportement des autres, je veux dire. |
s-616
| j'ai toujours l'impression que c'est, c'est énorme, que c'est là en noir sur blanc et, et les autres ne voient pas. |
s-617
| ça m'étonne. |
s-618
| est-ce que vous avez eu un desc~, un destin exceptionnel ? |
s-619
| ou est-ce simplement la réussite qui devait venir ? |
s-620
| ou s'est-il passé tout à fait autre chose dans votre vie ? |
s-621
| oh, écoutez, j'ai eu un destin. |
s-622
| euh, exceptionnel me paraît un grand mot. |
s-623
| disons que j'ai eu un destin un peu différent, euh, parce que les conditions objectives de ma vie ont été en effet différentes, euh. |
s-624
| par exemple, j'ai été s~, j'ai été obligée de travailler très tôt, euh, à une époque où les jeunes filles de ma génération et appartenant au monde bourgeois ne travaillaient pas. |
s-625
| maintenant, c'est tout à fait normal. |
s-626
| euh, disons que, si mon père était mort, enfin, si les circonstances disons qui m'ont conduit à être obligée de gagner ma vie très tôt s'étaient produites sensiblement plus tard, je ne sais pas moi, quand j'avais vingt ans ou vingt-deux ans, eh bien. |
s-627
| peut-être que je me serais mariée et, et que j'aurais trouvé plus commode d'épouser un monsieur avec de l'argent. |
s-628
| est-ce que je sais moi ? |
s-629
| mais j'avais quatorze ans. |
s-630
| eh ben, j'ai choisi de travailler. |
s-631
| alors, il y a tout de même des circonstances objectives. |
s-632
| euh, pourquoi j'ai fait du journalisme, parce que, euh, ça se passait tout de suite après la guerre. |
s-633
| et, euh, je n'avais aucune raison d'aller faire ce métier. |
s-634
| je gagnais beaucoup d'argent dans le cinéma, euh. |
s-635
| j'y avais un bon nom. |
s-636
| je ne s~, n'aurais certainement pas débuté à ce moment-là comme, euh, une jeune journaliste. |
s-637
| pourquoi ? |
s-638
| il se trouve qu'il y a eu la guerre. |
s-639
| il se trouve que tout a été bouleversé, qu'il n'y avait plus un journaliste à Paris puisque, XXX, ils avaient tous plus ou moins collaboré et que au moment de faire un journal, on m'a proposé d'y entrer comme directrice, ce qui est incroyable, comme directrice de la rédaction. |
s-640
| euh, tout ça, ce sont des conditions objectives. |
s-641
| faudrait quand même revenir un peu au début. |
s-642
| il y a eu votre père. |
s-643
| votre père était riche. |
s-644
| riche, t~, c'est un grand mot. |
s-645
| mais, enfin, disons qu'il appartenait à cette bourgeoisie, euh, qui n'a pas de problèmes d'argent. |
s-646
| ensuite, euh, disons les mots comme ils sont, vous avez été ruinée. |
s-647
| il a fallu travailler. |
s-648
| tout à fait. |
s-649
| oui. |
s-650
| vous savez ce que c'est que d'être pauvre. |
s-651
| je sais ce que c'est que d'être pauvre. |
s-652
| je sais surtout, ce qui me paraît plus utile, euh, ce que c'est que de travailler dans des emplois subalternes avec le sentiment qu'on n'en sortira jamais. |
s-653
| c'est une expérience, ça, que je n'ai jamais oubliée. |
s-654
| XXX. |
s-655
| ce qui est dur, ce n'est pas, surtout quand on est très jeune, ce n'est vraiment pas d'être pauvre ou de… |
s-656
| ce n'est, c'est pas grave quand on est très jeune. |
s-657
| ce qui est horrible, c'est de se dire je n'en sortirai jamais. |
s-658
| mais est-ce que vous aviez prévu tout cela ? |
s-659
| car vous aviez pris des cours de sténodactylo. |
s-660
| ah, non. |
s-661
| pas du tout. |
s-662
| pas du tout. |
s-663
| je n'ai pas pris des cours de sténodactylo. |
s-664
| la vérité est que, euh, au moment où il a fallu vraiment que je gagne ma vie, je vous dirais que c'est la seule décision de ma vie dont je sois fière, euh, au lieu d'accepter de prendre tout de suite un emploi du type vendeuse, du type, je me suis dit, ce qu'il faut, c'est avoir un métier. |
s-665
| même s'il est très humble, ça n'a aucune importance. |
s-666
| il faut que je sache faire quelque chose. |
s-667
| et pour le moment, je ne sais rien faire. |
s-668
| je sais ce qu'on apprend aux jeunes filles bien élevées. |
s-669
| donc, qu'est-ce que je peux apprendre ? |
s-670
| je me suis dit je vais apprendre la sténodactylo. |
s-671
| avec ça, quoi qu'il arrive, j'aurai un métier. |
s-672
| et j'ai donc été à l'école Remington apprendre la sténodactylo. |
s-673
| c'était le vrai départ ? |
s-674
| euh, oui. |
s-675
| enfin, c'est comme ça que j'ai commencé à gagner ma vie. |
s-676
| ensuite, il y a eu une librairie. |
s-677
| c'est dans cette librairie que je crois que Allégret vous a trouvée. |
s-678
| euh, c'est-à-dire que je connaissais Allégret très bien. |
s-679
| euh, j'ai donc… |
s-680
| je suis donc rentrée dans cette librairie. |
s-681
| et j'étais à la fois la, la secrétaire du libraire et une, et vendeuse. |
s-682
| et puis il ne savait pas du tout l'âge que j'avais. |
s-683
| il m'a laissé toute sa librairie. |
s-684
| ce qui n'était pas très sérieux. |
s-685
| enfin, j'avais l'air d'avoir dix-huit ou dix-neuf ans. |
s-686
| donc, il ne… |
s-687
| ce qui quand même n'était pas très sérieux. |
s-688
| mais il ne se doutait quand même pas que je n'en avais pas quinze. |
s-689
| et je connaissais très bien Marc Allégret depuis très longtemps. |
s-690
| enfin, ma famille le connaissait. |
s-691
| il est entré un jour dans cette librairie. |
s-692
| il m'a dit mais qu'est-ce que tu fais là ? très surpris. |
s-693
| je lui ai dit, ben, tu vois, je vends des livres. |
s-694
| il m'a dit qu'est-ce que tu gagnes ? |
s-695
| et j'ai dit je gagne trois cents francs par mois. |
s-696
| et il m'a dit mais tu perds ton temps. |
s-697
| j'ai dit, ben, oui, mais en attendant, je paie mon loyer, enfin, pas mon loyer. |
s-698
| j'habitais avec ma mère. |
s-699
| mais, enfin, je gagnais un peu d'argent. |
s-700
| et il m'a dit, écoute, tout ça n'est pas sérieux. |
s-701
| il faut que tu deviennes script girl par exemple. |
s-702
| viens travailler avec moi. |