s-201
| enfin, j'étais membre du PC. |
s-202
| ce qui fait que le Barrage, ça a été une expérience épouvantable pour la famille, pour ma mère, et que j'en ai été punie par ailleurs quand j'en ai parlé, quand j'en ai écrit, enfin. |
s-203
| mh. |
s-204
| alors, venons à L'Amant. |
s-205
| oui. |
s-206
| L'Amant, nous sommes à, nous sommes à Saigon entre les deux guerres, dans les années vingt, euh. |
s-207
| vous avez quinze ans et demi. |
s-208
| et vous êtes sur un bac qui traverse le fleuve, c'est-à-dire le Mekong. |
s-209
| et vous êtes drôlement attifée quand même. |
s-210
| vous voulez pas… |
s-211
| vous êtes attifée comment ? |
s-212
| racontez-nous. |
s-213
| j'ai un chapeau d'homme. |
s-214
| oui. |
s-215
| un feutre. |
s-216
| oui. |
s-217
| un feutre. |
s-218
| rose. |
s-219
| couleur bois de rose au large ruban noir. |
s-220
| ouais. |
s-221
| et aux pieds ? |
s-222
| j'ai eu ce chapeau-là. |
s-223
| vraiment, je l'ai eu. |
s-224
| aux pieds, j'ai des, des lamés or, des, des, des souliers de, pour danser. |
s-225
| oui, alors, danser. |
s-226
| vraiment, sur le bac, évidemment, vous devez faire, euh… |
s-227
| on doit vous remarquer. |
s-228
| aujourd'hui, on vous remarquerait à peine parce que c'est une mode qui se porte couramment chez les jeunes filles, hein ? |
s-229
| oui. |
s-230
| oui, oui. |
s-231
| hein ? |
s-232
| c'est vrai. |
s-233
| aujourd'hui, on ne vous remarquerait pas. |
s-234
| mais à cette époque, on vous remarquerait. |
s-235
| et d'ailleurs, quelqu'un vous a remarquée qui est dans une grande limousine noire. |
s-236
| oui. |
s-237
| et, et vos regards se croisent. |
s-238
| et on peut dire… |
s-239
| est-ce qu'on peut dire que cet échange de regards va changer votre vie ? |
s-240
| oui. |
s-241
| le livre s'appelait avant La Photographie Absolue. |
s-242
| il m'a été commandé ce livre, attention, hein. |
s-243
| et cette photographie absolue n'avait pas été prise si vous voulez. |
s-244
| c'était celle-là, cet instant-là, du bac. |
s-245
| on n'avait rien vu qu'un homme, une auto noire et une jeune fille et, et des cars pour indigènes. |
s-246
| mais c'est de là que tout est parti, le fleuve une fois traversé. |
s-247
| qui il y a dans, qui y a-t-il dans la voiture noire ? |
s-248
| alors, vous en donnez… |
s-249
| c'est une Morris Léon Bollée. |
s-250
| oui. |
s-251
| hein ? |
s-252
| mais je n'en vois plus de ces autos-là. |
s-253
| ah, oui, non, de toute façon, il y a bien longtemps qu'elles sont dans les musées, hein. |
s-254
| c'était… |
s-255
| je pense que si on s'était assis l'un devant l'autre, on aurait été à c~, à cette distance-là dans cette auto. |
s-256
| avec XXX. |
s-257
| dans cette auto. |
s-258
| c'était gigantesque. |
s-259
| alors, qui vous regarde ? |
s-260
| c'est un Chinois, très riche. |
s-261
| mais vous le savez pas, qu'il est riche, à ce moment-là. |
s-262
| si. |
s-263
| je le sais à l'automobile, et puis au chauffeur. |
s-264
| ah ouais. |
s-265
| je sais les choses comme ça. |
s-266
| il a douze ans de plus que vous. |
s-267
| j'ai quinze ans. |
s-268
| il a vingt-sept ans. |
s-269
| c'est ça. |
s-270
| et vous savez, on a l'impression que vous savez qu'il va devenir votre amant, votre premier amant, tout de suite. |
s-271
| c'est-à-dire que j'ai su après qu'il m'avait pas déplu, sur le bac. |
s-272
| mais sur le moment, je n'avais pas d'avis. |
s-273
| sauf que j'étais assez étonnée par tout cet attirail de milliardaire. |
s-274
| j'étais un peu étonnée, un peu épatée, enfin, et attirée aussi bien sûr. |
s-275
| deux préludes de Karol Szymanowski extraits de son opus un de mille neuf cents, le sixième et le septième interprétés par, euh, Maria Yudina, enregistrés en mille neuf cent cinquante-six. |
s-276
| vous n'avez pas choisi Yudina, euh, par hasard Didier Von Moere. |
s-277
| non. |
s-278
| je l'ai choisie parce que c'était une, une élève de Blumenfeld, de Felix Blumenfeld, l'oncle de Szymanoski dont on va parler tout à l'heure. |
s-279
| donc, on peut penser que c'est une tradition, euh, ici qui est représentée. |
s-280
| on peut penser que, euh, à l'époque de Szymanoski, on jouait ces préludes comme ça, que par exemple, Neuhaus, le cousin de Szymanoski les jouait, euh, de cette façon aussi. |
s-281
| alors, c'est à la fois, euh, comment dire… |
s-282
| parce que prélude, ça fait penser à, évidemment, à Frédéric Chopin. |
s-283
| mais moi, je trouve pas ça chopinien du tout. |
s-284
| je trouve ça plutôt dans une mouvance wagnérienne. |
s-285
| ben, le premier qu'on a entendu est très tristanien. |
s-286
| il y a, d'ailleurs, à un moment le, le motif, euh, avec la montée chromatique du leitmotiv du désir de Tristan qui apparaît. |
s-287
| et c'est l'occasion de dire que la découverte de Wagner pour Szymanoski a peut-être déterminé sa vocation musicale. |
s-288
| il a treize ans. |
s-289
| il est à l'opéra de Vienne. |
s-290
| il entend Lohengrin. |
s-291
| et il l'a dit, euh, ensuite à plusieurs reprises. |
s-292
| ça a été vraiment pour lui une, une révélation. |
s-293
| je n~ me demande d'ailleurs si, euh, l'arrivée du berger dans Le Roi Roger, ce berger qui, euh, amène d'autres, d'autres valeurs, si vous voulez, dans un monde qui est figé, euh, ne rappelle pas un peu l'arrivée de Lohengrin. |
s-294
| d'autres XXX. |
s-295
| mais je ne voudrais pas faire de la psychanalyse à trois sous. |
s-296
| c'est à la fois à ce moment-là, euh, Lohengrin et Parsifal, il me semble, dans le… |
s-297
| ça pourrait être Lohengrin et Parsifal effectivement. |
s-298
| oui. |
s-299
| alors, page cent douze de votre ouvrage, donc cette, cette monumentale biographie de Szymanoski, je lis son, le portrait de notre, de votre héros vers vingt-six ans à peu près, euh, fait par un ami qui l'attend à la gare. |
s-300
| il était d'une belle taille, très élégamment vêtu, boitait légèrement de la jambe gauche qui sans être plus courte que la droite trahissait discrètement à chaque pas un raidissement de l'articulation. |